Depuis combien de temps déjà Ahmed était-il sur la place lorsque commencèrent à s’assembler les promeneurs ? Il avait l’impression d’être accroupi depuis toujours sur la terre battue, au pied du mur de brique, depuis la veille ou peut-être plus longtemps encore. Avait-il dormi ? L’oubli effaçait le présent sitôt formé dans sa mémoire comme le vent gomme les dunes dans le désert, les déplace, les gonfle et les aplanit. Depuis la mort de Djafar, Ahmed n’avait plus de souvenirs. Il mangeait ce qu’un marchand, parfois, lui tendait, buvait à la fontaine, priait là où il était, tourné vers le sud. Parfois, il parlait seul, des mots sans suite qui ne pouvaient s’assembler qu’au soir. Alors se redressant devant ceux qui l’écoutaient, il racontait.
Le Grand Vizir de la nuit, Catherine Hermary-Vieille, Editions de l’Archipel, 2018
Résumé éditeur :
Au soir de sa vie, Ahmed se souvient. Après tant d’années, le temps est venu pour le vieux mendiant de conter l’histoire de son maître Djafar al-Barmaki, jadis condamné à la mort et à l’oubli.
Trop souvent, il est passé sans rien dire devant la dépouille du proscrit, cet homme qu’il aima passionnément. Mais qui se souvient encore, en ce milieu du IXe siècle, du grand vizir Djafar, favori du calife Haroun al-Rachid, et de sa brutale disgrâce ? On dit qu’il offensa le souverain en consommant son mariage avec la princesse Abassa. Mais cet amour méritait-il la mort ? Le calife était-il donc jaloux… de sa sœur ? Ou soucieux de soumettre l’ambitieux Djafar ?
À Bagdad, sur la grand-place des artisans, Ahmed se dresse. Dix soirs de suite, au péril de sa vie, il va ressusciter le passé de la ville d’or. Inspirée par la légende des vizirs barmakides, cette histoire d’amour et de mort aux couleurs de miniature persane ressuscite la splendeur de l’Empire abbasside, comme le ferait un conte des Mille et une nuits.
Sur cette place même, le soir, la foule était si dense que les étoiles du ciel semblaient éparpillées, partout cuisaient les gâteaux, rôtissaient les moutons, se réduisaient en poudre épices et herbes aromatiques. […] Au palais, tous se préparaient. Ma bouche saura-t-elle exprimer ce que virent mes yeux ? Saurez-vous, vous-même, assembler dans votre imagination l’or, la pourpre, la garance, le noir et le blanc, les bijoux et les broderies, les musiques, les parfums, le sucré et l’amer, les Bédouins devenus émirs pour quelques heures avant de repartir au vent de leurs rêves, et notre imam, Haroun […]
Car au fil des lignes, Ahmed, m’a emmenée avec lui dans le palais du vizir aux côtés de ce maître qu’il aimait tant. Plus j’avançais dans ma lecture, plus j’étais envoûtée par les paroles d’Ahmed, comme plongée entièrement dans cette ambiance mille et une nuits, assise moi-aussi sur la place, dans l’auditoire du vieillard, à m’abreuver de ses paroles sans prendre le temps de respirer.
J’ai vibré avec Djafar, j’ai eu peur pour lui, j’ai aimé avec lui. J’ai ressenti les mêmes sensations que lui lors des dîners, des parties de chasse… L’auteure a su me transporter dans le Moyen-Orient d’antan. Un endroit et une époque si différente de la nôtre, avec ses traditions, ses croyances. Et ses histoires d’amour impossible. Puisque la tragédie surviendra de ces amours ; Djafar est l’adoré du Calife mais en même temps amoureux passionné de la sœur de ce dernier. La jalousie, la passion et la possession les conduiront au drame.
Leurs mains se frôlèrent, leurs yeux se rencontrèrent ; même quand ils burent, le regard de Djafar ne quitta pas celui du calife. Ces deux hommes dépendaient l’un de l’autre comme deux aveugles qui se tiennent pour marcher, si l’un tombe, l’autre croit qu’il ne pourra tenir debout, et grand est son étonnement lorsqu’il s’aperçoit qu’il peut avancer seul.
Les autres conteurs eux-même avaient suspendu leurs charmes et leur pouvoir entre les lèvres du vieillard, tous étaient là et il semblait que la grand-place de Bagdad dansait sous le vent autour d’Ahmed qui se taisait.
